Keith Haring accueille les jeunes publics et leurs parents au CAPC le 14 12 1985, un atelier-inauguration en ouverture de son exposition. ©André Morain.
« Le développement de la technologie nécessite un retour au rituel. Les ordinateurs et les traitements de texte ne fonctionnent que dans un monde de chiffres et de rationalité. L’expérience humaine est fondamentalement irrationnelle. Je pense que l’artiste contemporain a une responsabilité à l’égard de l’humanité et doit continuer sa célébration. Il doit s’opposer à la déshumanisation de notre culture. Cela ne signifie pas que la technologie ne doit pas être utilisée par l’artiste, mais seulement qu’elle doit rester au service de l’humanité, et non le contraire. Le rôle de l’artiste qui vit en 1984 doit être différent de ce qu’il était, il y a 50 ou même 20 ans. Je suis constamment surpris par le nombre d’artistes qui continuent à travailler comme si l’appareil photo n’avait jamais été inventé, comme si Andy Warhol n’avait jamais existé, comme s’on n’avait jamais entendu parler d’avion, d’ordinateur ou de vidéos. »
Keith Haring – Flash art intw 1984 – in catalogue CAPC exposotion 1985/ Photographie ©André Morain. Keith Haring le 14 12 2025 en inauguration atelier des jeunes publics animation ART-BUS.
L’année 1985 est intense pour Keith Haring. Le jeune artiste anéricain comblait toutes les lignes des pages de son agenda de rencontres et de collaborations en Europe, en Australie, au Japon, avec cette année-là des expositions importantes dont un premier solo show européen à Bordeaux. 1985 est pourtant une des rare section de son « Journal » (ed.Flammarion 2012), où l’esprit du lecteur navigue sans orientations. Véritable carnet de confession, il narre ses rencontres et décrypte ses convictions dans un compte-rendu, presque conversationnel de son travail. Cet ouvrage nous accompagne par la main, il s’y définit et se découvre avec entrain dans des sections entre pensées généralistes et intimes de 1977 à 1989. Les événements entre 1983 et 85, n’ont en revanche que peu ou pas de témoignages rédigés à parts quelques pages en 84 à Milan. Donc, pour ces trésors que sont les anecdotes et qui font toute la saveur de l’histoire d’un artiste, il faut enquêter à Bordeaux.

Après son passage en résidence à Milan en 1984 dans une folie d’organisations entre des expositions Salvatore Ala galerie et une collaboration avec le magasin Fiorucci, la star des enseignes de l’époque en termes de marqueurs de mode adolescentes, dont il avait entièrement repeint l’intérieur en 1983 avec le graffeur LA. C’est l’époque de l’inauguration au CAPC dont le numéro de sud-ouest des journées du patrimoine 2025 célébrait la mémoire. On peut ainsi convoquer des témoignages de particuliers admirateurs et publics fidèles du CAPC, tels Francine et Bruno Thomas, qui raniment l’époque où il n’existait pas encore de cercles des amis du Musée, mais où était proposé un abonnement payant qui permettait de visiter les expositions avec un médiateur ou l’artiste en avant-première. Le soir du vernissage, où parmi les documents d’époque on voit cette photographie aux frimas d’une foule en manteau gris et trois quart fourrure et jupes plissée sous le genou, illustre les partis d’un public qui jauge sa série des péchés capitaux. Les sentiments sont diffus, et l’admiration n’est pas précisément ce qui semble accorder les avis.
Paradoxalement, et sur un autre front, Keith Haring était assailli durant les soirées de vernissage par les demandes de signatures, puisqu’ il avait pour habitude d’apposer son autographe, ou de dessiner sur les vêtements du public à leur demande, ça, ça se savait et c’était un autre aspect de son art de la performance.Une donnée qui semble parfois évacuée en rétrospective et bien moins mise en valeur que son geste et ces expressions de graffeur.

Sa vision en couleurs primaires des 10 commandements est achevée en 5 jours ou 3, selon la légende, ou plutôt 10 selon les témoins du temps, soit entre une semaine et trois jours entiers au son de son ghetto blaster à plein volume, selon Dominique Beaufrère qui assurait les missions de communications et d’enregistrements des événements, de l’Art-bus entre autres dans les animations et médiations culturelles, sous l’égide de Jossy Froment. Dix commandements, dont l’artiste confesse lui-même (interview) qu’il avait peu de références, mais dont il s’empare par son sujet moral qui l’inspire pour dresser un commentaire illustré du climat social de l’époque*. C’est aussi, quoi qu’il soit estimé dans son expression à l’époque, ce qui reste de la nature d’une performance, puisque cette disponibilité était aussi sa signature du type performatif, l’artiste devenait un accessoire auquel on accédait en extension à son exposition, dans une totale manipulation et une disponibilité aux requêtes de l’assemblée. Une présence-témoignage que d’autres artistes pratiquent, en présence d’un public, signant serviettes, nappes et programmes, mais ici, avec Keith Haring c’est la nature même de la forme de l’artiste, dans ces traits qui sont diffusés à foison et produits de la main de son créateur. La particularité pour l’époque et ce qui a pu désarçonner les opinions d’un public peu enclin aux nouveautés et au bousculement des valeurs, c’est toute la surface d’exposition du CAPC qui lui était consacré. C’est également ce qui est savoureux quand on pense au fait qu’il a exécuté sa version des 10 péchés capitaux, la nef accédant ainsi au statut de temple d’un culte de citation profane des écrits sacrés. Les autres galeries étaient ouvertes et emplies pour l’exposition de ces toiles en tous types de formats et d’autres interventions sur les murs des cimaises, avec des irruptions graffées de personnages et toutes les interactions symboliques de ces créatures surgissant au trait du Magik Marker.
MAGIC MA(R)KER
Keith Haring a construit sa place au dehors, en observateur du monde l’art à New York et et par le biais de nouveaux cadres académiques, entre contest de territoires et encombrement de l’espace public. Le Magic Marker a été l’outil de cette émancipation. Haring a choisi le feutre industriel, symbole de la culture populaire et de la rue. C’est l’alchimie du trait immédiat, par le pouvoir d’un outil qui a fait descendre l’art dans la rue, le choix du Magic Marker – marque américaine emblématique de feutres à pointe large et permanente, était un acte d’esthétique politique. Dans les années 80, cet outil appartient au monde de la signalétique, des bureaux et des écoliers. En s’en emparant, Haring brise la frontière entre les « Beaux-Arts » et la vie quotidienne.
Outil de mobilité totale le marqueur permet à K Haring de peindre partout — sur des bâches, des murs, des morceaux de métal ou même des corps. C’est la « magic wand » de l’artiste nomade, de l’artiste globaliste qu’est Haring, quand il fait du monde de ces voyages : Europe, Japon, Chine entre autres territoires de ces découvertes de graffeur également son atelier.
Couleur trait
L’absence de « lumière et d’ombre » dans son travail.
Le Magic Marker est l’outil de l’irréversibilité du geste : Contrairement à l’huile que l’on peut retoucher, le marqueur impose une précision absolue dès le premier passage. C’est la saturation du signal : Le feutre permet des aplats de couleurs « gaudily-shining » (éclatants) et les lignes noires épaisses transforment l’œuvre, forme tracée, contour en un signal visuel immédiat, lisible de loin, la trace est immédiate, tel un logo ou un hiéroglyphe moderne. « Disegno e Colore » : La révolution par le feutre Traditionnellement, le dessin (le trait) et la couleur (le remplissage) sont deux étapes distinctes. Avec le Magic Marker, Haring fusionne les deux. Le trait est la couleur. En utilisant des marqueurs de différentes tailles, il parvient à cette « unité phénoménologique » où la forme et le fond ne font qu’un. « Le marqueur permet une continuité du flux que le pinceau interrompt sans cesse pour être rechargé. Avec lui, la pensée devient ligne sans interruption. » celle d’une esthétique Entre signal et industrie. Cette communication qu’il fait passer par la peinture également se distingue dans un style graphique où les zones de couleurs vives sont délimitées par d’épais traits noirs. Privilégiant les primaires : rouge, bleu, jaune et le vert sur des fonds noirs ou blancs, utilisant des teintes riches et sans modulation qui produisent un effet de « signal » immédiat. Ses compositions ignorent les jeux d’ombre et de lumière classiques au profit d’une unité phénoménologique où la couleur porte sa propre lumière. D’un point de vue technique et historique rappelant sans doute un style cloisonné, celui de l’école de Pont-Aven, Haring utilise la bordure noire pour isoler les nuances et éviter leur mélange sur la rétine, soulignant un impact visuel maximal d’une lecture à longue distance.
Certainement plus influencé en tant que jeune lecteur de comics par les créations des studio Marvel ou DC Comics. Par deux approches de la couleur où il alterne entre une application homogène proche de l’impression polychrome et une méthode picturale où la couleur semble posée sur le fond comme un motif de papier peint. Ce renversement du processus, où contrairement à l’usage, K Haring peignait souvent les surfaces colorées avant de tracer les contours, résolvant ainsi le conflit historique entre le dessin (disegno) et la couleur. Entre logique graphique industrielle et lisibilité démocratique. Sa méthode de travail, consistant à peindre simultanément plusieurs tableaux couleur par couleur (tous les rouges, puis tous les verts, etc.),
Ce qui relève presqu’autant de la chaine graphique de l’imprimerie, un passage par couleur pour la machine offset, que de la peinture traditionnelle. Cette procédure était aussi extrêmement économique puisqu’elle permettait une exécution rapide où chaque geste devenait irréversible. En adoptant cette logique quasi industrielle, Haring ne cherchait pas seulement l’efficacité : il affirmait par une expression picturale démocratique et directe fusionnant la reproduction de masse et le geste artistique unique. En ces termes, il aura souligné dans son originalité ce qui brise la hiérarchie entre l’art classique et la culture visuelle contemporaine. Le dispositif pédagogique de 1985, accompagnant l’exposition, introduisait les jeunes publics enfants et adolescents à une autonomie créative à l’exemple des traits dessins de K H mais soulignant également leur indépendance d’expression dans le souci de mettre en valeur l’originalité de leurs interventions. Le Bus-art, les ateliers produits et les animations durant la période de l’exposition 85-86 introduisait aussi cette notion de déferlante d’indépendance d’une jeunesse qui animait le propos même de l’exposition.

Cette attaque juvénile écrasant par contraste la valeur conceptuelle et la portée de l’œuvre de KH, un graffeur « des rues » devenu artiste encadré et investissant les murs de l’institution dans un débordement d’expressions frontales et illustratives, qui sont en quelque sorte réduites à la primaire des couleurs et sont passées tout à fait à côté de l’impact et de ce qui a suivi dans le parcours de KH.
Pour l’histoire de l’art à savoir dans les traits pour une expression populaire d’un Fernand Léger, les récits au trait d’Alechinsky, la valeur de la caricature et des monstres exhibant les tourments, vertus et péchés de l’humanité, tels les démons et tourmenteurs des pénitents des enfers des tableaux d’un Bosch et d’un Bruegel. Ce qui n’a semble-t-il pas échappé aux collectionneurs les plus emballés et soutiens de K H à l’époque en Belgique, puisque les expositions qui ont suivis ensuite au Casino de Knokke à la suite de sa résidence et des accrochages au Dragon (de Nikki de St Phalle) témoignent dans ses mémoires de ce soutien et cette ferveur. La Belgique, la Suisse, le Japon et Monaco ont particulièrement apporté un soutien fort à ses expositions. Alors qu’à New York et à Londres (la faute à Saatchi ? selon les lignes du journal), son expression a été minimisée et infériorisée par rapport aux autres formes contemporaines de peinture, on pense à George Condo, Francisco Clemente, julien Schnabel, et bien sûr Jean Michel Basquiat.
Le témoignage de sa réaction à la suite d’une inauguration de l’exposition de Frank Stella au MOMA résume assez sa frustration et sa colère. Les couleurs et les formes exposées étaient irriguées aux courants des couleurs et des formes du trait inscrit par la pratique de Keith Harring dans le paysage culturel, comme si l’air et le son du temps présent influençaient les formes et les associations de l’artiste exposé. L’épisode du Pop Shop à Tokyo en 1988 que les sicaires critiques de l’art contemporain de l’époque lui ont reproché, c’est avant tout la manifestation d’une entreprise qui était une manière de contrer la masse de contrefaçons de ses œuvres imprimées sur textile, affiches, baskets et autres accessoires dans une invasion de merch cascadant depuis Tokyo et produites à l’époque en séries. Le Pop shop de New York établi en 1986 reversait les revenus des ventes aux œuvres d’aide des malades du sida entre autres œuvres. Il préférait tenir la boutique que de la laisser exploiter par des marchands de dopes, et cela ne lui a jamais permis de rentrer dans ses frais, selon son témoignage.
Les rapports de cette époque dans un ton critique décalé presque hors cadre sont consultables dans une exploration du passé de l’époque par la vertu des textes du siet de la fondation Keith Haring, la critique italienne Francesca Alinovi (page 1985 frise de médias) établit une analyse plus globale et pop de cette culture, une critique d’art qui souligne également cette culture du signe à considérer comme une œuvre pour les « les enfants contre les adultes».

