1985 néo-décalogue

Interview de Keith Haring par Sylvie Coudert.

Keith Haring et Micheline Chaban-Delmas dans les bureaux de la mairie de Bordeaux en 1985 ©André Morain
  1. Tu aimeras Dieu par-dessus tout.
  2. Tu ne prononceras pas le nom de Dieu en vain.
  3. Tu sanctifieras les fêtes.
  4. Tu honoreras ton père et ta mère.
  5. Tu ne tueras pas.
  6. Tu ne commettras pas d’actes impurs.
  7. Tu ne voleras pas.
  8. Tu ne porteras pas de faux témoignage ni ne mentiras.
  9. Tu ne te laisseras pas aller à des pensées ou des désirs impurs.
  10. Vous ne devez pas convoiter la propriété d’un autre homme.

Int : Ces dix tableaux s’intitulent « Les Dix Commandements ». Pourriez-vous commenter ce titre et nous expliquer comment vous vous êtes référé à la Bible ? Avez-vous relu le livre ?

KH : Je ne me souvenais plus de ce que représentaient les « Dix Commandements », alors j’ai dû me procurer une Bible en arrivant ici. Je les ai lus et j’ai pris quelques notes pour y réfléchir avant de commencer à travailler. Ils sont rapidement devenus pour moi des métaphores. Certaines idées étant un peu abstraites, l’image qui les représente peut aussi évoquer d’autres choses, comme « honorer le sabbat », par exemple. Ma démarche pour les « Dix Commandements » est la suivante : bien qu’il soit écrit « Tu ne voleras point », l’image que je représente montre quelqu’un en train de voler : l’antithèse. Je présente ce qu’il ne faut pas faire au lieu de dire « voici ce que tu dois faire ». Et en même temps, certains éléments font allusion à d’autres idées. Si vous ne saviez pas qu’il s’agit des « Dix Commandements », vous liriez probablement une histoire différente.

Int : Vous avez choisi d’exposer un dessin de Matisse à l’entrée de l’exposition, en guise d’introduction. Pourquoi ce choix ?

K H : Jean-Louis Froment m’a demandé quelle œuvre je choisirais si je devais en sélectionner une pour introduire mon exposition. J’ai choisi Matisse pour la simplicité de son trait, et parce qu’il est depuis longtemps l’un de mes peintres préférés. Mais aussi parce que ces dessins en particulier ont été réalisés pour une chapelle et que les arcades ici présentes me rappellent beaucoup une église. Il y a une sorte de connotation religieuse. Le dessin de Matisse représente le Christ porté en croix, et d’une certaine manière, il proposait une traduction plus littérale du récit biblique, sans chercher à y ajouter d’autres métaphores. Son œuvre est davantage axée sur le dessin que sur la transmission d’informations.

Int : Certaines de vos œuvres ne s’inspirent-elles pas de peintures anciennes, notamment celles des civilisations précolombiennes ? Quelle importance accordez-vous aux arts primitifs ?

K H : Pour ma part, j’ai trouvé fascinant de constater à quel point les premiers peintres abstraits, tels que Braque, Picasso ou Brancusi, étaient directement inspirés par des éléments qui commençaient à apparaître en provenance d’Afrique. On peut voir des images de sculptures africaines dans leurs ateliers ; et dans leurs peintures, on remarque qu’ils ont intégré tout cela à travers leur conception occidentale de l’art. Pour ma part, il ne s’agit pas tant d’observer ou d’imiter que d’incarner l’idée de « primitivisme » dans ma propre démarche artistique et dans mon rapport au dessin et au monde.

Int : Cette attitude constitue le fondement sur lequel vous développez une mythologie et un bestiaire très personnels.

KH : Le vocabulaire de mes images est devenu presque « physique » ; c’est un vocabulaire de signes et de symboles qui évoquent différentes idées et qui acquièrent du sens par la répétition et la juxtaposition, changeant de signification au fil de leurs apparitions, au gré des situations. Les images gagnent en puissance avec la répétition. Certaines images ne me servent qu’une seule fois, car elles ne semblent pas atteindre leur but, tandis que d’autres sont si fortes qu’il faut les simplifier ; parfois, leur simple réutilisation les rend plus puissantes.

Int : D’où viennent ces images ?

K H : Jung a parlé de l’inconscient collectif. Je ne sais pas si je peux parler de « travail sur les rêves », car je ne tire pas d’informations précises de mes rêves… Il s’agit plutôt d’une prise de conscience d’images universelles que je « digère » et que j’intègre à mes propres explications et définitions. Je réorganise les choses grâce à mon imagination. J’essaie autant que possible de laisser les dessins se former d’eux-mêmes. Je deviens un réceptacle pour cette information, pour cette sorte de magie, l’esprit qui me traverse et crée cette chose.

Int : En observant attentivement vos dessins et peintures, on remarque la grande liberté avec laquelle vous peignez, intégrant les coulures et les taches. Est-ce une autre façon de préserver cette spontanéité dont vous parliez ?

K H : Les coulures… eh bien, si elles surviennent, elles surviennent ; elles n’enlèvent rien à l’œuvre. Elles prouvent simplement que vous ne cherchiez pas à la contrôler, mais qu’elle se développait d’elle-même. Si la peinture coule, c’est une étape naturelle de son évolution. Je pense qu’il faut maîtriser les matériaux dans une certaine mesure, mais il est important de leur laisser une certaine force ; comme la force naturelle de la gravité : si vous peignez sur un mur, la peinture ruisselle et coule. Il n’y a aucune raison de lutter contre cela. Cela fait partie de l’expérience, de l’acte de créer, d’autant plus que beaucoup d’œuvres sont le témoignage d’un instant précis : y revenir et les modifier plus tard reviendrait à altérer cet instant et à manipuler quelque chose de très immédiat et de très frais.

Int : Vos tableaux ne sont-ils pas devenus plus colorés ces derniers temps ?

K H : J’utilise la couleur depuis l’enfance ; mais pendant un temps, on a cru à tort que je n’utilisais pas de couleur, car ce que je faisais dans le métro se résumait à de la craie sur du papier noir. Mais lorsque j’ai commencé à peindre sur toile, j’ai pu à nouveau utiliser toute la palette des couleurs. Dans « Les Dix Commandements », d’un panneau à l’autre, j’ai commencé à faire des liens, le rouge étant toujours la couleur du pouvoir. Si je devais utiliser trois couleurs, ce serait le noir, le blanc et le rouge, car ce sont les trois couleurs les plus fortes, et le jaune serait mon deuxième choix. Le rouge est l’une des couleurs les plus fortes, c’est le sang, il a un pouvoir sur le regard. C’est pourquoi les feux de circulation sont rouges, je suppose, et les panneaux stop aussi… En fait, j’utilise le rouge dans tous mes tableaux.

Int : Diriez-vous que la couleur rouge a des connotations négatives ?

KH : Oui, dans la mesure où elle a toujours été associée au diable, au feu, à l’enfer et aux panneaux stop !

Int : La violence, le sexe et l’argent sont des thèmes récurrents dans votre travail. Cela signifie-t-il que vous portez un regard critique sur l’Amérique d’aujourd’hui ?

KH : J’ai grandi dans les années soixante, en voyant des gens s’opposer à la guerre du Vietnam, ce qui me paraissait évidemment injuste à l’époque. Il me semblait absurde de se battre sans même savoir pourquoi… et en grandissant, j’ai vu des émeutes raciales à la télévision, l’assassinat de J.F. Kennedy, la mort de Jimi Hendrix, des gens assassinés simplement pour leurs convictions… tous ces événements m’ont profondément marqué. Ces idées politiques sont restées ancrées en moi. Pourtant, la génération qui me succède semble grandir dans une certaine apathie.

Int : Pourriez-vous préciser en quoi consiste votre intérêt pour la culture médiatique ?

K H : Étant Américain, les médias sont ma principale source d’information. Aux États-Unis, on a souvent l’impression que ce qui est produit localement est diffusé partout dans le monde, et c’est en partie vrai ; mais je ne pense pas que les Américains réalisent suffisamment qu’ils ne sont pas le centre du monde. Pour ma part, c’est ma principale source d’information puisque j’y vis.

Int : Selon vous, l’artiste a-t-il un rôle spécifique à jouer dans la société actuelle ?

K H : Je pense que, dans la mesure du possible, un artiste, s’il a des préoccupations sociales ou politiques, doit s’efforcer de dépasser les clivages et de révéler au grand jour ce qu’il voit, afin d’amener le public à réfléchir à des sujets qu’il n’aborde pas habituellement. Parfois, je le fais en poussant les choses à l’extrême ; face à ceux qui refusent de voir la réalité en face, je réagis à l’inverse, en essayant d’être plus ouvert et d’aborder plus ouvertement des thèmes comme la sexualité et la violence. Un artiste qui diffuse autant d’images que moi se doit d’être conscient de leur signification, de comprendre comment ces images sont perçues et comment elles influencent le monde. Je ne crois pas que l’art soit de la propagande ; il devrait libérer l’âme, stimuler l’imagination et encourager le dépassement de soi. Il célèbre l’humanité au lieu de la manipuler.

Sylvie Couderc, née à Cognac (Charente) le 15 décembre 1957, est décédée en août 2008. Titulaire d’une Maîtrise en arts plastiques, puis d’un DEA, soutenus à l’université de Bordeaux III, Sylvie Couderc est responsable de la documentation au capcMusée d’art contemporain de Bordeaux de 1982 à 1990. Elle contribue au développement de la bibliothèque du musée  et se consacre plus particulièrement au travail scientifique sur les ouvrages et catalogues d’exposition produits par le centre : « Art Minimal I et II » (1985, 1986), « Keith Haring » (1986), « Collection Sonnabend » (1988), « Feux pâles » (1990), « Bernd et Hilla Becher, Jannis Kounellis, Susana Solano» (1991)…
De 1990 à 1992, elle occupe la fonction de chargée de la collection du capcMusée. Elle est l’auteur de nombreuses contributions biographiques, de commentaires d’œuvres et d’entretiens avec les artistes contemporains programmés au CAPC.

En 1993, Sylvie Couderc prend ses fonctions au Musée de Picardie (Amiens). Attachée de conservation du Patrimoine et responsable des collections XXe et XXIe siècles, elle développe une section art contemporain et présente un grand nombre d’expositions monographiques (Philippe Cognée, les Poirié ou Philippe Ramette). Elle est responsable d’une quinzaine d’ouvrages et participe à d’innombrables contributions à des ouvrages collectifs, des colloques et des séminaires spécialisés.

Sylvie Couderc a collaboré à «Kanal Magazine» de 1985 à 1989 et à la revue «Artefactum».